Textes pour le bac
Pierre de Marbeuf
métamorphoses de la femme
D’après L’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam
Lord Ewald et Edison, deux pantins. Une
jatte d’eau sur laquelle flottent trois bougies.
Quatre Andréides. La
quatrième est voilée.
Andréide 1 : Une longue lame d’étoffe gommée, incrustée d’une multitude de verres exigus, se tend latéralement entre les deux tiges d’acier devant le foyer lumineux de la lampe astrale.
La 3e allume la bougie.
Andréide 2 : Cette lame d’étoffe commence de glisser, très vivement, entre la lentille et le timbre d’un puissant réflecteur.
La 1re allume la bougie.
Andréide 3 : Celui-ci, tout à coup, sur la grande toile blanche surmontée d’une rose d’or, réfracte l’apparition en sa taille humaine d’une très jolie et assez jeune femme rousse.
La 2e allume la bougie.
La première dévoile la quatrième qui est masquée.
Andréide 2 : La vision danse, en costume pailleté, une sorte de danse mexicaine populaire.
Andréide 3 : Edison frappe d’une étincelle le centre de la rose d’or.
L’Andréide 4 se met à chanter un fandango
Edison : N’est-ce pas que c’est une ravissante enfant ?
Lord Ewald : Quelles hanches, quels beaux cheveux roux ! de l’or brûlé, vraiment !
Edison : Et ce teint si chaudement pâle ! Et ces longs yeux si singuliers !
Lord Ewald : Et ces fins sourcils d’or fauve, si bien arqués ! Ces narines si vives, palpitantes comme les ailes d’un papillon ! Ce corsage d’une si ferme plénitude que laisse deviner le satin qui craque ! Ces petits pieds si spirituellement cambrés !
Edison : C’est beau, la nature, malgré tout !
Lord Ewald : Plaisantez la nature si bon vous semble : cette jolie personne danse mieux, il est vrai qu’elle ne chante…
Edison : Ah ?...
Andréide 2 : Edison se dirige vers la tenture.
Andréide 3 : Il fait glisser la coulisse du cordon de la lampe.
Andréide 2 : L’image vivante disparaît.
L’Andréide 1 ôte le 2e voile de l’Andréide 4
Andréide 3 : Une seconde bande héliochromique se tend.
Andréide 1 : Le réflecteur envoie dans le cadre l’apparition d’un être exsangue, vaguement féminin.
L’Andréide 4 se met à danser et chante d’une voix avinée un couplet obscène.
Edison : Et… maintenant ?
Lord Ewald : Qu’est-ce que c’est que cette sorcière ?
Edison : Mais, c’est la même : seulement, c’est la vraie. C’est celle qu’il y avait sous la semblance de l’autre. Je vois que vous ne vous êtes jamais bien sérieusement rendu compte des progrès de l’Art de la toilette dans les temps modernes, mon cher lord ! N’est-ce pas que c’est beau la simple Nature !
Lord Ewald : Vous me certifiez, mon cher Edison, que ces deux visions ne reproduisent qu’une seule et même femme ?
Edison : Ah ! vous avez l’idéal vraiment enfoncé dans le cœur ! Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je vais vous convaincre, cette fois ! Voyez !
L’Andréide 4 tend sa dépouille à Edison. La 3e récupère.
Andréide 2 : Edison secoue dans l’air une horrible queue de nattes postiches et déteintes.
Andréide 1 : Voici la chevelure ardente de l’Hérodiade, les lueurs de soleil dans le feuillage d’automne !
L’Andréide 4 tend sa dépouille à Lord Ewald. La 3e récupère.
Andréide 2 : Lord Ewald aligne de vieux étuis débouchés de cosmétique.
Andréide 1 : Voici les teints de lis, les roses de la pudeur virginale !
L’Andréide 4 tend sa dépouille à Edison. La 2e récupère.
Andréide 1 : Edison montre des crayons bleus, des pinceaux à carmin.
Andréide 3 : Voici la grandeur calme et magnifique des yeux !
L’Andréide 4 tend sa dépouille à Lord Ewald. La 2e récupère.
Andréide 1 : Lord Ewald fait jouer les ressorts d’un dentier.
Andréide 3 : Voici les belles petites dents lumineuses, si enfantines et si fraîches !
L’Andréide 4 tend sa dépouille à Edison. La 1re récupère.
Andréide 2 : Edison agite des morceaux d’ouate grise.
Andréide 3 : Voici les beaux seins bondissants de la Néréide !
L’Andréide 4 tend sa dépouille à Lord Ewald. La 1re récupère.
Andréide 2 : Lord Ewald choque l’un contre l’autre des talons hauts.
Andréide 3 : Voici l’élancé de la démarche, la cambrure, la sveltesse d’un pied féminin !
Edison : Je pense, mon cher lord, que vous êtes édifié, maintenant.
Lord Ewald : On est loin de Daphnis et Chloé…
On leur verse de l’eau sur les doigts. Ils les essuient.
Andréide 3 : Edison tire une dernière fois les cordelettes des cercles photochromiques.
Andréide 2 : La vision disparaît.
L’Andréide 1 remet les voiles à la 4.
Andréide 1 : Lord Ewald se tait, profondément écoeuré jusqu’à la mort et pensif.
Andréide 3 : Le chant cesse définitivement.