Sommaire

MEDEE-MATERIAU, Par Audrey Robin

Au centre, un grand écran. Devant cet écran une chaise en bois sur un podium en croix. A jardin deux poupées sans expression. A leurs cous sont attachées des cordes liées à la chaise centrale. A côté de ce trône une petite table sur laquelle sont disposés trois pots, deux miroirs, des feuilles blanches. A cour, une bassine.

L’ écran s’ éclaire et le texte d’ Heiner Müller apparaît. Poème dur, étrange, et beau. Pas de ponctuation. Juste une Médée trahie par un Jason infidèle, Jason qu’ elle avait aidé à conquérir la Toison d’ or, Jason qui l’avait épousée, a qui elle a donné deux fils, et qui l’a abandonnée pour la fille de Créon.

Silence.

Valérie Dréville entre, s’assoit. Elle porte une robe raide de couleurs bleu, verte et jaune. Elle fume une cigarette. C’ est encore l’ actrice que l’ on voit. Instant d’ intimité avec le public. On sent déjà que ce qui nous attend sera fort.

Premiers mots. Médée est là. D’où vient ce langage ? Mais oui ce sont bien les mots que nous avons pu lire quelques minutes plus tôt. Les phrases sont tirées, tordues, écorchées, les intonations sont forcées poussées, des syllabes sont modifiées, happées. La voix devient surnaturelle, c’est un cri. Les mots vivent, jaillissent jusqu’ au public. Et des respirations et des silences aussi, des gouffres. S’ offre alors à nos oreilles une langue nouvelle, monstrueuse, la langue d’ une sorcière, un langage presque inhumain qui sort de la bouche d’ un être presque inhumain. Médée. Le cri de fureur et de douleur d’ une Médée trahie, dépouillée, déchirée par Jason, son premier et son dernier. Son reflet dans le miroir ne lui convient pas, ce n’ est pas Médée.. Elle se crée sa nouvelle langue qui dit sa vérité. Paroles incantatoires pour donner vie à sa magie. Et le rituel commence. Elle ôte sa robe. Le corps est exposé dans sa nudité la plus violente. Médée reste aussi une femme qui a enfanté, qu’on retrouve dans toute sa sauvagerie, son instinct. Une humanité qui reste incertaine pourtant. Et le corps se voit bientôt transformé par sa volonté : des bandelettes blanches appliquées sur le visage et la poitrine. Ce blanc, car c’est l’innocence qu’ elle veut retrouver, cette pureté bafouée, volée par Jason infidèle, Médée comme une feuille vierge qu’ on a froissée, qu’on a déchirée et qui ne peut plus retrouver son lisse et sa douceur d’ origine. Médée donne alors son propre spectacle, elle prend les rennes et construit sa propre comédie. Elle peut tout faire assise sur son trône. Immobile. Sa robe devient le corps de la fiancée qu’ elle manipule, ballotte, elle en fait une marionnette, puis elle la brûle. Elle l’a fait. Des flammes d’ une beauté monstrueuse. Acte qui castre Jason, lui prend son pouvoir mâle. Médée efface alors son mariage et son mari. Le rituel doit être accompli jusqu’ au bout. Elle tient désormais les cordes qui la lient à ses enfants. Ses enfants pourtant blancs, qui tournent, qui volent, et qui tombent et finissent par éclater. Elle leur a donné la vie, elle la leur reprend, et leur innocence avec. Elle les réduit en cendres, comme tout. Tout se consume. Des images paisibles de la mer défilent derrière la monstruosité infanticide, contraste étonnant et détonnant. Peut-être pour nous permettre de faire une pause face à cette Médée qui réclame toute notre attention.

Elle efface tout par la magie. Médée devient enfin Médée. Elle fait son voyage retour. Rituel fini, Médée apaisée. « Nourrice connais-tu cet homme »…

Cette pièce nous prend aux tripes, elle fait mal, elle dégoûte et fascine. C’est quelque chose que l’on n’oublie pas. Le jeu centré sur l’extérieur, le corps et le langage dans sa forme, est un traitement théâtral auquel je n’avais jamais assisté, et qui m’ a vraiment marquée par sa force et sa violence incroyable d’efficacité. Le travail exceptionnel du metteur en scène russe Anatoli Vassiliev entre en son entier dans la lignée du Théâtre de la Cruauté d’ Antonin Artaud : on y retrouve ses « cris », ses « plaintes », ses « apparitions », « la beauté incantatoire de la voix », « les notes rares de musique », « les apparitions concrètes d’ objets neufs et surprenants », « les changements brusques de lumière qui éveille le chaud et le froid »…Il repousse les limites du théâtre.

CITATIONS POSSIBLES :

-« Si tu es mon mari je suis encore ta femme

    Que ne puis-je de mes dents te l’ arracher ta putain

    Avec laquelle tu m’ as trahie ainsi que ma

    Trahison qui fût ton plaisir »

-« Veux-tu les ravoir tes fils

    Ils sont à toi Qu’ est- ce qui pourrait m’ appartenir à moi ton esclave

    Tout en moi est à toi instrument toute entière

    Pour toi j’ ai tué et enfanté

    Moi ta chienne ta putain moi »

-« Je veux déchirer l’ humanité en deux

    Et demeurer dans le vide au milieu moi

    Ni femme ni homme »